Sommaires exécutifs 6 juin 2022
Baux commerciaux : où en sommes-nous depuis la pandémie?
Le droit québécois en matière de bail commercial a beaucoup évolué depuis deux ans et les tribunaux ont récemment eu à se prononcer sur différents cas d’espèce liés à la fermeture forcée des commerces et des restaurants durant la pandémie.
Nous vous proposons une mise à jour de l’état du droit dans le contexte spécifique des mesures du gouvernement du Québec ayant restreint les activités commerciales de plusieurs entreprises québécoises durant la pandémie.
Est-ce que la fermeture des commerces peut être considérée comme une force majeure?
Le moyen de défense qu’est la force majeure, prévue à l’article 1470 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »), n’est pas d’ordre public. Les parties à un contrat peuvent donc négocier et moduler sa portée. Comme expliqué dans notre précédent article, il est donc nécessaire d’analyser chaque contrat en particulier afin de déterminer si une clause de force majeure est prévue et ce qu’elle englobe.
Dans certains contrats, une liste limitative d’évènements se qualifiant de force majeure est prévue. Dans cette liste, les « pandémies », « épidémies » ou « décrets gouvernementaux » peuvent, par exemple, être stipulés.
En l’occurrence, la pandémie de la COVID-19 pourrait constituer, selon le cas, un évènement de force majeure. Cette analyse se fait en fonction de l’impossibilité absolue ou partielle pour le débiteur de remplir l’obligation dont il espère être exonéré, à savoir, si l’évènement est imprévisible, irrésistible et extérieur. Par ailleurs, si les parties se sont engagées en pleine pandémie, donc en connaissance de cause, il sera difficile de prétendre que l’événement était imprévisible.
La décision Hengyun International Investment Commerce inc.
Dans le contexte particulier du bail commercial, la décision Hengyun International Investment Commerce inc. c. 9368-7614 Québec inc. demeure extrêmement pertinente et l’une des deux seules décisions rendues sur le fond du dossier en la matière. Nous vous invitons donc à lire notre analyse dans notre article à ce sujet. Cette décision rappelle que la capacité de payer du locataire n’est pas nécessairement pertinente afin de déterminer s’il y a force majeure. En effet, il a été jugé qu’il était nécessaire d’évaluer objectivement le critère d’irrésistibilité afin de déterminer s’il y a force majeure.
Dans cette affaire, cela se traduit par la détermination de la capacité ou l’incapacité du locateur à fournir la jouissance paisible des lieux loués. La Cour estime ainsi que peuvent notamment être considérés comme une telle incapacité les décrets gouvernementaux qui ordonnent la fermeture des entreprises n’exploitant pas une activité reconnue comme étant « essentielle ». La Cour est donc d’opinion que lorsque le locateur ne peut fournir cette pleine jouissance, il ne peut insister auprès du locataire pour que celui-ci respecte ses obligations corrélatives, notamment le paiement du loyer.
En l’espèce, le bail liant les parties comprenait une clause de force majeure. La Cour, reprenant un principe énoncé par la Cour d’appel dans d’autres contextes, ajoute que l’interprétation d’une clause de force majeure contenue dans un bail ne peut avoir pour effet de permettre au locateur d’omettre complètement son obligation de fournir la pleine jouissance paisible des lieux loués. Une telle clause serait inopérante et pourrait minimalement entraîner une réduction proportionnelle du loyer payable. Bien que l’article 1854 du C.c.Q. prévoyant l’obligation de garantir la jouissance paisible des lieux loués ne soit pas d’ordre public et que cette obligation puisse ainsi être modulée à la satisfaction des parties, lorsque visée par une clause dite de force majeure, la formulation de ladite clause ne peut avoir pour effet de réduire à néant l’obligation de fournir la jouissance paisible des lieux.
Cette affaire a fait l’objet d’un règlement hors cour et est donc toujours pertinente.
L’affaire Redbourne 4150
Inversement, dans l’affaire Redbourne 4150 c. Westmount, la Cour supérieure affirme qu’il n’y a pas de force majeure puisque le locataire n’a pas prouvé qu’en raison de la pandémie, il était dans une impossibilité totale d’exploiter son commerce et de générer des revenus. Il s’agissait effectivement d’un cas où la preuve a démontré que le commerce était bel et bien en activité pour la période durant laquelle le locataire refusait de payer son loyer, bien que ce dernier ait subi une baisse de revenus en raison des restrictions sanitaires.
Cette décision ne contredit donc pas réellement l’affaire Henguyn qui traite d’une fermeture complète du commerce. Il est également important de noter que la décision dans l’affaire Redbourne 4150 a été rendue au stade préliminaire de l’ordonnance de sauvegarde et qu’à la date de cette décision, plusieurs autres décisions déjà rendues à ce stade avaient énoncé que c’est plutôt au procès que la Cour doit répondre à la question de savoir si les décrets gouvernementaux liés à la COVID-19 constituent une force majeure et quelles en sont les conséquences.
La fermeture des commerces peut-elle être considérée comme un trouble de droit?
Bien que cette question n’ait pas été soulevée par les parties dans l’affaire Hengyun,la Cour y mentionne tout de même d’office que les décrets ordonnant les fermetures afférentes à la pandémie pourraient constituer un trouble de droit, au sens de l’article 1858 C.c.Q., garanti par le locateur. Il s’agit cependant d’une remarque incidente formulée par la Cour qui précise par le fait même que ce constat ne changerait pas son analyse ni sa conclusion.
La décision récente Lechter (Montreal Professional Building)
L’argument du trouble de droit basé sur l’article 1858 C.c.Q a été soulevé dans l’affaire Lechter (Montreal Professional Building) c. Keurig Canada inc., dont la décision finale rendue le 9 mai dernier soulève un grand intérêt. Notons qu’il s’agit de la première décision sur le fond, depuis Hengyun, qui traite de l’obligation de payer le loyer d’un bail commercial durant la période de fermeture obligatoire de commerces causée par la pandémie.
Cette affaire concerne un locataire exploitant un café dans un immeuble commercial qui a pris la décision de cesser complètement l’exploitation de son commerce suite au décret gouvernemental ordonnant la fermeture des salles à manger des restaurants québécois. Le locataire souhaitait être dispensé de son obligation de payer le loyer pour la durée dudit décret.
Sans caractériser les décrets gouvernementaux de force majeure, la juge Conte répond à la question de savoir si ces décrets peuvent être considérés comme un trouble de droit au sens de l’article 1858 C.c.Q., qu’elle définit « comme la perte de jouissance qu’un locataire subit en raison de l’exercice par un tiers d’un droit réel ou personnel que celui-ci a ou prétend avoir sur le bien loué ». L’existence d’un trouble de droit suffirait à justifier le locataire de ne pas payer le loyer pour la durée de sa perte de jouissance.
Dans son argumentaire, la Cour explique que les troubles de droit reconnus en jurisprudence se limitent aux règlements de zonage ou à des normes de droit public assimilables à ces règlements. Ce faisant, les mesures sanitaires ne peuvent être qualifiées de troubles de droit puisqu’elles ne s’attaquent pas spécifiquement au bien loué comme le font les règlements de zonage qui affectent certains biens « selon leur situation géographique ou en raison de qualités propres ». Les décrets sanitaires restreignent plutôt certaines activités et certains services. Pour ces raisons, la Cour est d’avis que ces décrets ne répondent pas à la définition jurisprudentielle du trouble de droit et ne permettent pas au locataire de refuser de payer son loyer pour la période de fermeture de son commerce.
Il va sans dire que les activités du locataire sont directement liées à la jouissance des lieux loués. Ainsi, bien que les décrets sanitaires ne visent pas directement les lieux loués, il nous semble qu’en cas de limitation substantielle ou d’empêchement d’y exercer quelques activités que ce soit, la norme réglementaire imposée par le gouvernement a intrinsèquement pour effet d’affecter la jouissance des lieux loués, et ce, surtout si le locataire a choisi ses locaux pour bénéficier d’un certain achalandage ou d’une certaine notoriété découlant de leur localisation. À notre avis, il convient donc de se demander si le loyer intégral que le locateur exige de son locataire correspond réellement à la pleine jouissance des lieux loués.
Donc, où en sommes-nous?
Bien que le raisonnement de la Cour dans l’affaire Lechter se défend d’un point de vue juridique, sa cohabitation avec la décision Hengyun laisse les locataires commerciaux dans une situation surprenante. En effet, dans un contexte factuel similaire, les tribunaux québécois pourraient en arriver à des conclusions contradictoires, et ce, strictement en fonction du chemin que le locataire commercial choisira d’emprunter dans le cadre de son litige.
Le rejet de l’argument du trouble de droit énoncé dans la décision Lechter nous renvoie donc à l’argument de la force majeure.Tel qu’énoncé ci-dessus, en présence d’une clause de force majeure dans un bail liant les parties, le succès de cette prétention dépendra de la formulation de ladite clause. Celle-ci pourrait inclure les décrets sanitaires dans son application, ou encore, être déclarée inopérante si elle a pour effet de réduire à néant l’obligation du locateur d’assurer la jouissance paisible des lieux.
L’état du droit exige donc que le locataire commercial prenne des décisions lourdes de conséquences dans la présentation de ses arguments. D’un point de vue commercial, il est malheureux que les décisions Hengyun et Lechter ne se situent pas, pour l’instant, dans un vase communiquant. Cela dit, nous pouvons sans doute compter sur les tribunaux québécois pour qu’ils nous fournissent, plus tôt que tard, une décision adressant les deux arguments à la fois et dressant un portrait complet de la jurisprudence sur l’obligation de payer le loyer d’un bail commercial durant une période de fermeture obligatoire de commerces causée par la pandémie.
Pour toute question relative aux baux commerciaux et aux conséquences des restrictions sanitaires sur les obligations des parties à un tel contrat, n’hésitez pas à communiquer avec notre équipe en litige commercial qui se fera un plaisir de vous conseiller.
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