Sommaires exécutifs 22 janv. 2019
Une demande de rachat d’actions peut-elle entraîner la perte des attributs d’actionnaire?
Les conventions entre actionnaires prévoient généralement des mécanismes d’encadrement pour le rachat des actions selon des modalités et conditions prédéterminées.
On retrouvera ainsi par exemple des clauses de type shotgun pour forcer le retrait d’un actionnaire par un coactionnaire, ou encore des modalités de rachat automatique en cas de retrait des affaires, de fin d’emploi ou de décès.
Dans une situation de différends entre actionnaires, où un actionnaire exige que l’on procède à son rachat, soit en application d’un mécanisme prévu à cette fin, ou soit à titre de redressement en cas d’oppression, les pouvoirs de gestion inhérents à la détention d’actions peuvent créer des irritants majeurs, surtout pour l’actionnaire restant ou opérant la société.
L’argument que nous avons récemment soumis à la Cour dans ce contexte était de déterminer si l’exercice ou l’application d’un mécanisme de rachat pouvait entraîner la perte de certains attributs de l’actionnaire pour limiter les pouvoirs de contrôle et de gestion qui sont autrement liés aux actions.
Dans cette affaire [1], l’Honorable Stephen W. Hamilton, j.c.s. (maintenant à la Cour d’appel) a déterminé que l’application d’un mécanisme de rachat des actions peut en effet faire perdre certains attributs d’actionnaire. Dans ce dossier, deux actionnaires s’adressaient à la chambre commerciale dans un contexte d’injonction pour obtenir notamment la tenue d’une assemblée annuelle des actionnaires et les états financiers annuels.
Or, constatant que les mécanismes de rachat de la convention entre actionnaires avaient été enclenchés suivant la fin d’emploi de ces deux actionnaires auprès de la société, la Cour a considéré que la demande de ces actionnaires n’avait aucune raison d’être.
Le Juge Hamilton énonçait en particulier que ces deux actionnaires avaient perdu plusieurs attributs d’actionnaires, en particulier les pouvoirs associés à la gestion de l’entreprise.
La Cour a considéré que ces actionnaires étaient plutôt devenus créanciers de l’entreprise et donc, qu’il n’y avait aucune raison de forcer l’application des droits attachés aux actions, entraînant donc le rejet de leur requête [2]. Quelques mois plus tard, la Cour d’appel rejeta également leur permission d’en appeler du premier jugement.
Un courant jurisprudentiel méconnu
Les motifs de ce jugement appliquent les principes d’une jurisprudence peu connue par les praticiens tant en litige qu’en droit commercial, notamment dans les décisions de la Cour supérieure dans les affaires Berthiaume c. Joron[3] (l’Honorable Jean-Yves Lalonde, j.c.s.) et Investissements L’O-Vin Ltée c. Ruel (l’Honorable Jean Bouchard, j.c.s.) [4].
Dans Berthiaume, le Juge Lalonde énonce en effet qu’en principe les droits d’un actionnaire ayant exercé un mécanisme de rachat s’apparentent davantage à celui d’un créancier plutôt que celui d’un actionnaire opprimé. La conséquence de cette constatation est de limiter les droits de ces actionnaires à leur participation à la vie active de la société, mais entraîne également une réduction de leurs pouvoirs d’obtenir certains documents corporatifs, les droits d’un actionnaire à ceux-ci découlant des dispositions de la loi, contrairement au créancier.
Poursuivant son analyse, et constatant le silence de la convention entre actionnaires quant au statut à donner à l’actionnaire ayant exercé son droit au rachat, le Juge Lalonde ajoute que dans ces circonstances cet actionnaire peut devenir « un intrus » pouvant nuire à la bonne conduite de la société et que le droit à la participation à la vie active de la société en devient en conséquence fort limité [5].
L’affaire L’O-Vin[6] de 2006 va encore plus loin, en ce que le Juge Bouchard énonce que l’application du mécanisme de rachat entraîne carrément le remplacement du statut d’actionnaire par celui de créancier. Bien que cette conclusion soit plus sévère que celle des jugements subséquents, la conclusion commune des trois jugements est la suivante : l’application d’un mécanisme de rachat entraîne des conséquences directes sur les droits de l’actionnaire et sur les attributs de ses actions.
Ce qu’il faut retenir en pratique
On peut aisément imaginer l’impact que le mécanisme de rachat peut avoir sur le droit de l’actionnaire d’obtenir certains documents, par exemple toute la documentation sous-jacente aux états financiers, ou encore le droit de demander la tenue d’assemblées. Ces restrictions imposées de facto peuvent être particulièrement lourdes à porter dans un contexte litigieux comme celui vécu par un actionnaire demandant le rachat de ses actions dans un contexte de perte de confiance envers l’administration de l’entreprise.
Ceci étant, l’opportunité ou non de demander le rachat comme conclusion d’un recours en oppression, de même que le moment pour ce faire sont des décisions stratégiques qui doivent prendre en compte les considérations, risques et facteurs ci-haut énoncés. Enfin, rien n’empêcherait non plus, dans un tel cas, de mieux circonscrire ou définir le statut de l’actionnaire dans la convention entre actionnaires et ainsi éviter une telle incertitude pour le futur et cristalliser les droits de chacun. Cette avenue s’avère en l’espèce particulièrement intéressante, sachant notamment que ces principes font l’objet d’une jurisprudence non seulement relativement nouvelle, mais également peu commune.
Qu’il soit automatique ou volontaire, le déclenchement du rachat devient ainsi non seulement un enjeu fortement stratégique, mais une décision d’affaires à évaluer de façon minutieuse et globale.
[1] Steinberg c. Voizard, 2017 QCCS 3531 (permission d’appeler rejetée dans 2017 QCCA 1564).
[2] Préc., note 1, notamment aux paragraphes 30 et 31.
[3] 2013 QCCS 2756.
[4] 2006 QCCS 2657.
[5] Préc., note 3, voir notamment les paragraphes 28 et s.
[6] Préc., note 4, voir notamment les paragraphes 31 et 36.