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Sommaire exécutifs
Oct 10, 2025
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Entré en vigueur le 1er juin 2022, le projet de loi 96, soit la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français (LQ 2022, c.14.), a profondément remanié la 1 (la « Charte ») (RLRQ, c. C-11).
Si cette réforme a fait grand bruit, certaines modifications sont passées sous le radar. Pourtant celles-ci demeurent très importantes pour les entreprises devant se conformer à la Charte. L’exemple le plus parlant : l’ajout de l’article 139.1 qui encadre désormais la représentation des entreprises inscrites auprès de l’Office québécois de la langue française (l’« OQLF »).
Auparavant, la Charte ne fixait aucune règle à cet égard. Les entreprises pouvaient même mandater des conseillers externes pour les représenter. Maintenant, la donne change : seul « un membre de la direction » et, le cas échéant, le représentant désigné par le comité de francisation peuvent représenter l’entreprise auprès de l’OQLF.
Mais qu’entend-on exactement par « membre de la direction »? Cette notion, en apparence simple, soulève aujourd’hui un véritable débat d’interprétation.
C’est dans ce contexte qu’intervient l’affaire Gestion de projets Conceptal & Associés Inc. c. Procureur général du Québec (2025 QCCS 1487). Depuis 2005, cette société et sa présidente, Chantal Larouche, accompagnent les entreprises dans leurs démarches de francisation, notamment en assurant les communications avec l’OQLF.
L’adoption de l’article 139.1 de la Charte a toutefois perturbé leurs activités : l’OQLF refuse désormais de transiger directement avec Chantal Larouche pour le compte de ses clientes, car celle-ci n’occupe pas un poste de direction au sein de leurs entreprises.
Pour contourner cette impasse, les conseils d’administration de certaines entreprises clientes ont adopté une résolution désignant Chantal Larouche comme « directrice de la francisation », la considérant ainsi comme membre de leur direction. L’OQLF a néanmoins rejeté cette approche, estimant qu’un « membre de sa direction » au sens de l’article 139.1 de la Charte devait obligatoirement :
À la suite du rejet de leur demande d’injonction interlocutoire en 2023, les demanderesses ont intenté un recours en contrôle judiciaire et en jugement déclaratoire. Elles soutiennent d’une part que l’interprétation retenue par l’OQLF de l’article 139.1 est déraisonnable, et d’autre part, que cette disposition est invalide sur le plan constitutionnel. À titre subsidiaire, elles demandent à la Cour de statuer qu’une résolution d’un conseil d’administration suffit pour respecter l’exigence prévue à l’article 139.1.
Selon les demanderesses, l’interprétation de l’OQLF de l’article 139.1 est déraisonnable, car elle ajoute des exigences qui ne figurent pas dans le texte de loi. L’article exige simplement que l’entreprise soit représentée par un « membre de sa direction », sans imposer qu’il soit un employé de l’entreprise ni doté d’un pouvoir décisionnel.
En réponse, l’OQLF a fait valoir que son interprétation de la Charte est légitime puisqu’elle est fondée sur l’intention du législateur, qui vise à accroître la responsabilisation et l’imputabilité personnelle des entreprises dans leur processus de francisation. L’Office insiste aussi sur le fait que les tribunaux doivent lui accorder une certaine déférence dans l’interprétation de la Charte.
Sous la plume de l’honorable Lukasz Granosik, la Cour supérieure conclut qu’il existe plusieurs interprétations plausibles de l’expression « membre de la direction ». Néanmoins, l’interprétation retenue par l’OQLF n’est pas déraisonnable. Elle ne mène pas à un résultat absurde, elle est cohérente avec l’objectif de la Charte et compatible avec ses autres dispositions.
Ainsi, même si cette interprétation n’est pas nécessairement la meilleure ni celle que la Cour aurait choisie, elle ne peut être qualifiée de déraisonnable.
La Cour reconnait toutefois que les critiques formulées par les demanderesses à l’égard de cette exigence de l’article 139.1 sont légitimes, sans que cela n’affecte pour autant sa légalité :
« [26] Enfin, il est exact d’avancer, comme le plaident les demanderesses, que l’article 139.1 de la Charte accorde désormais à l’OQLF un pouvoir d’ingérence dans le choix de ses interlocuteurs, ce qui constitue une curieuse manière de procéder pour une administration gouvernementale dans une démocratie occidentale. Il est aussi raisonnable de plaider que cette mesure risque de rendre le processus de francisation moins efficace, car les entreprises seront privées de ressources professionnelles et expertes, travaillant en impartition. Ce choix législatif est peut-être discutable, mais le Tribunal ne peut pas se prononcer sur l'opportunité d'une telle décision, il ne peut juger que de sa légalité. »
En somme, la Cour conclut que l’interprétation que fait l’OQLF de l’article 139.1 de la Charte n’est pas déraisonnable.
Par ailleurs, elle estime qu’il n’existe pas de fondement constitutionnel pour invalider cette disposition, le droit à la représentation revendiqué par les demanderesses ne constituant pas un droit fondamental et absolu dans leurs rapports avec l’administration publique.
Enfin, la Cour rejette le moyen subsidiaire, considérant qu’il serait inapproprié de prononcer le jugement déclaratoire recherché.
Le 1er août 2025, la Cour d’appel a accordé la permission d’en appeler du jugement de la Cour supérieure (2025 QCCA 950.). Cette décision ouvre la voie à un examen plus poussé de la notion de « membre de la direction » – un débat qui promet de se poursuivre devant le plus haut tribunal du Québec au cours de la prochaine année.
En terminant, rappelons que toutes les entreprises employant 25 personnes ou plus au Québec pendant une période de six mois doivent obligatoirement s’inscrire à l’OQLF dans les six mois suivant la fin de cette période.
Une fois inscrites, les entreprises doivent désigner un membre de leur direction habilité à les représenter auprès de l’OQLF dans le cadre du processus de francisation.
Or, l’affaire Gestion de projets Conceptal & Associés Inc. c. Procureur général du Québec illustre que l’OQLF adopte une interprétation stricte de cette notion : pour l’Office, seul un représentant qui est à la fois employé, membre de la direction de l’entreprise et doté d’un véritable pouvoir décisionnel satisfait à l’exigence de l’article 139.1 de la Charte.
En attendant que la Cour d’appel se prononce, la prudence recommande donc de choisir un représentant interne répondant à ces critères, tout en continuant de s’appuyer sur les conseils d’avocats et d’avocates ou de professionnels et professionnelles externes dans ses démarches de francisation et de conformité à la Charte.
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Le projet de loi 96, intitulé Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, est une réforme législative adoptée par l’Assemblée nationale en 2022. Il vise à renforcer l’usage du français dans l’ensemble des sphères publiques et privées au Québec, notamment au sein des entreprises, de l’administration publique, de l’éducation et des tribunaux.
La Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français modifie et complète la Charte de la langue française (communément appelée loi 101). Elle introduit plusieurs nouvelles obligations pour les entreprises, les employeurs et les institutions, dans le but d’assurer la prédominance du français comme langue de travail, de service et de communication au Québec.
La majorité des dispositions du projet de loi 96 sont entrées en vigueur le 1er juin 2022, bien que certaines mesures aient été progressivement mises en application depuis cette date. Parmi elles, l’article 139.1 de la Charte, qui précise qui peut représenter une entreprise auprès de l’OQLF, est en vigueur depuis cette même date.
Toute entreprise employant 25 personnes ou plus au Québec pendant une période d’au moins six mois doit s’inscrire auprès de l’OQLF dans les six mois suivant la fin de cette période. Une fois inscrite, l’entreprise doit désigner un membre de sa direction habilité à la représenter dans le cadre du processus de francisation et du suivi de la conformité à la Charte.